Histoire
"Alors c’est la fin hein?”
“Pour moi oui.”
“Tu sais très bien qu’une fois qu’ils en auront terminé avec toi, ce sera le prochain.”
“Haha !” tousse “Il faut bien que j’aie foi en quelque chose, non ?”
“Sans doute. Ça te laissera la conscience tranquille pour rendre ton dernier souffle.”
“C’est une question de...” tousse “.. de point de vue je dirais.”
“Hmm… hey… John, pourquoi t’as fait ça?”
“Au final, on en revient là, hein ? Le boulot avant tout. T’inquiète pas, je vais te le cracher ton article. J’espère que t’as le temps pour une longue histoire.”
“J’ai tout mon temps John. C’est la dernière occasion d’avoir la version du fameux John Reveck après tout, je peux pas rater ça.”
“Pff, arrête avec tes simagrées. Je comptais te le dire de toute façon. T’es un type bien. Il fut un temps où j’aurais jamais dit ça. J’étais pas trop un type qui aimait les gens. Je préférais les machines. Elles, je les comprenais. Il suffit de regarder un peu les rouages, les finitions, faire quelques tests, et ça y est, tu connais tout d’elles. Ça a pas changé ça, tu me diras. Enfin bref, je m’étais mis à travailler sur les automates. Je trouvais ça fascinant, cette façon de copier le vivant avec des machines. Alors, tu vois, comme j’avais un peu de mal avec les gens, je me disais… tu vas trouver ça bête.. mais j’avais cet espoir fou, tu vois, que j’arriverais un jour à créer moi-même la femme de mes rêves. Pièces par pièces, j’aurais donné forme à quelqu’un qui m’aurait compris. Aujourd’hui je sais bien que c’était insensé, mais que veux-tu? Dans la vie, parfois on se raccroche à un rêve, même si on sait qu’on ne pourra jamais l’atteindre. C’est dans la nature humaine je crois.
Du coup, j’avais été pris comme apprenti dans l’usine de fabrication de Golems mécaniques. Les premières années j’aidais simplement à la construction, en récupérant les pièces en trop pour faire ma tambouille à côté. Rien de vraiment concluant, une série de prototypes ratés. Ensuite, je suis passé dans le secteur d’innovation. On était une petite équipe et on travaillait sur des projets de nouveaux Golems. Tout le monde en voulait des plus gros, des plus forts, des pilotables, des machines de guerre. Moi, je voulais les rendre plus petits, plus compacts, plus… nous. Autant te le dire, mes idées n’ont pas eu beaucoup de succès. C’est pas pour ça que je me suis arrêté, non ! J’ai continué à travailler dessus, tout seul, en dehors de mes heures de travail. Ma première réussite était un robot servant. Il n’avait qu’une fonction: récupérer un plat, l’apporter à table et servir un verre. En y repensant, c’était sûrement les plus beaux jours de ma vie à cette époque. Cette insouciance, cette joie d’avoir accompli la moindre petite chose. Mais voilà, je suis un inventeur. Comme tous les inventeurs, je ne m’arrête jamais. Je ne suis jamais satisfait. Il faut aller plus loin, exploiter les découvertes de nos dernières inventions. Toujours plus.
Enfin, même si cette époque me manque, je n’ai aucun regret. Si c’était à refaire, je le referais. J’en étais déjà à mon troisième automate fonctionnel quand je l’ai rencontré. Toujours dans les pattes de tout le monde, à chercher des petits objets perdus, des machines cassées. Les autres pensaient qu’il faisait ça pour les revendre et s’acheter à manger. Ils ne regardaient pas le monde comme moi je le regardais. Tu vois, il avait cette étincelle dans les yeux quand il regardait les machines. Cette même étincelle qui brillait dans les miens. J’ai vu mon reflet en le voyant. C’était la passion qui l’animait, plus que la rage de vivre. C’est pour ça que j’ai commencé à lui apprendre comment on faisait. Mes collègues n’étaient pas trop d’accord que je laisse un gamin de la rue traîner dans nos locaux, mais une fois mieux habillé et décrassé, ils ne disaient plus trop rien. Tant qu’il ne m’embêtait que moi, ça leur allait.”
“Alors c’est comme ça que ça a commencé…”
“C’est ça. Il suffit de pas grand chose. On s’est rapidement rapproché comme ça. La journée je lui montrais comment tout ça marchait, ce que je faisais de ma vie. Et le soir on allait se promener un peu. Je me souviens d’un soir un peu chaud où on allait au parc. Je nous avais acheté une glace chacun pour se rafraîchir. J’ai bien vu qu’il me regardait bizarrement mais il a quand même pris la glace sans rien dire. Il a mangé un premier morceau et il s’est mis à pleurer. Tu vois Charles, c’était la première fois qu’il mangeait une glace. On l’avait laissé toute sa vie dans les poubelles à manger le peu de viande froide qu’on laissait sur les os. Sans le savoir, j’avais réalisé le rêve d’un enfant ce soir là. J’avais cette douleur à la poitrine en le regardant. Pas une douleur malsaine, plutôt le genre que tu préfères garder. Il avait frappé juste ce gosse, je te jure. Pour la première fois dans ma vie, j’avais l’impression d’avoir fait quelque chose de bien, quelque chose d’utile. Ça n’a duré qu’un instant, ce n’était qu’un soir, mais tu vois, c’est ce genre de scènes qui se répétaient un peu chaque jour. Des moments de bonheur qui, mis bout à bout, nous construisent. C’est peut-être ça qu’on appelle un miracle. Il s’est passé bien du temps avant qu’on apprenne sa maladie. J’avais déjà une bonne place dans l’entreprise et je gagnais bien ma vie. J’avais décidé de le prendre chez moi, je ne supportais plus de le voir dehors. C’est comme ça que j’ai fini par remarquer les marques sur sa peau. Des plaques noires, informes, qui lui parcouraient le corps ça et là. On aurait dit qu’un démon s’était occupé de lui personnellement. J’ai cherché partout des renseignements sur cette maladie, sans rien trouver. J’ai commencé plein d’espoir, j’étais sûr qu’avec mon argent je pourrais le sauver, que quelqu’un savait ce qu’il fallait faire. Chaque jour, cet espoir s’éteignait un peu plus. C’est absolument terrible de regarder quelqu’un souffrir, mourir même, sans avoir aucun moyen d’aider, ni même d'apaiser la souffrance. J’étais condamné à le regarder mourir Charles. Je ne pouvais pas le supporter. Et puis un jour il est mort. J’aurais pu laisser aller, passer à autre chose, mais j’ai quand-même fait ce qu’un homme fortuné pouvait faire. J’ai acheté une plume de phénix et je l’ai ramené d’entre les morts. C’est là que j’ai vraiment compris qu’il n’y avait pas de solution. Alors même qu’il était revenu parmi nous, les plaques se remirent à apparaître, la maladie revenait. Même la mort n’avait pas voulu l’arracher à son destin. J’étais perdu Charles. Perdu.
On peut dire tout ce qu’on veut sur les méfaits de l’alcool mais bénis soient les cieux de l’avoir inventé. C’est grâce à une soirée passée à boire pour oublier ma douleur que mes ambitions passées me sont revenues. Il me restait les plans que j’avais commencé à concevoir mais que j’avais abandonné jusqu’alors. L’automate parfait. Il me manquait encore quelques détails pour terminer sa conception mais l’espoir commençait à renaître. J’ai rapidement compris qu’avec seulement mes connaissances en mécanique je n’arriverais pas à la solution. J’ai fouillé dans les archives pour me renseigner sur les solutions magiques qui pourraient résoudre le problème. J’ai mis du temps. Il est mort trois fois pendant mes recherches. Et trois fois, je l’ai ramené. Je ne pouvais pas l'abandonner alors que j’étais si près du but. Je savais que je lui faisais recommencer encore et encore ses cycles de souffrance. Mais il fallait qu’il vive Charles, j’en avais besoin, il fallait qu’il vive. Il m’a supplié une fois d’arrêter, de le laisser partir. Je ne suis qu’un homme au final, je ne pouvais pas. Je ne pouvais pas.
J’ai fini par trouver une certaine pierre, je ne me souviens même plus de son nom, que j’avais réussi à acquérir après avoir appris son existence dans les livres. Certains mages aux ambitions malsaines l’utilisaient pour enfermer l’âme des gens qu’ils tuaient. Mais ils n’avaient pas compris le potentiel que cette pierre pouvait apporter à la science. Moi oui. J’ai réussi à l’inclure dans mon automate. La pièce manquante, celle qui allait tout résoudre, tout. J’avais encore un problème toutefois. Il me fallait du carburant pour mener à bien l’opération. Mais pas n’importe quel carburant, non, j’avais besoin de l’énergie magique que seul les grands mages de la cour possédaient. Ça ne m’a pas arrêté, j’étais prêt à tout. J’ai financé leur kidnapping, j’ai mis les mains dans la boue, j’ai traîné parmi les pires espèces qui parcourent la basse-ville. J’aurais vendu mon âme pour y arriver. Et j’y suis arrivé. Je sais que c’était terrible, peut-être que je suis fou, en y repensant. C’était trop tard, je les avais enfin, je devais mener l’expérience jusqu’au bout. Ma machine a donc extrait leur énergie jusqu’à la dernière goutte. Ça les a tué bien-sûr, je le savais d’avance. C’était un prix à payer. Puis j’ai plongé ma lame dans le cœur du gamin. Il fallait qu’il meure une dernière fois pour que cela fonctionne. Une toute dernière fois. Une fois son âme transférée dans la pierre, la machine pouvait fonctionner. J’avais réussi Charles. J’ai réussi.”
“Tu as créé un monstre John.”
“Non. J’ai sauvé mon fils.”